Gilles Crettenand, coordinateur du Programme MenCare en Suisse romande, anime depuis plusieurs années des rencontres entre pères et futurs pères en Suisse romande que ce soit en entreprise (CFF/Swisscom, Lausanne), dans une maternité (HUG, Genève avec un sage-femme) ou en collaboration avec des associations (EPER, Neuchâtel ; PROFA, Vaud).
Gilles, selon toi, pourquoi est-ce que ces hommes qui sont devenu père depuis la nuit des temps sans « problèmes existentiels » devraient maintenant se « préparer » à la paternité ?
Ces (futurs) pères qui proviennent de l’ensemble de la société civile et de la communauté migrante également vivent une même réalité de père dans des contextes différents. La Suisse offre un terrain de jeu difficile pour la parentalité. L’organisation structurelle et institutionnelle y est encore fortement empreinte d’un modèle familial genré où l’homme est d’abord « economicus », au service de l’entreprise. Or, les besoins des nouvelles générations d’hommes et de pères ont évolué rapidement. Les pères du week-end qu’elles ont connu, aimants mais pas assez présents, n’ont pas pu donner tout ce dont elles avaient besoin au niveau du lien affectif interpersonnel notamment. De plus, les conséquences des divorces et séparations des couples parentaux (gardes de l’enfant non partagées) ont éloignés certains pères de leurs enfants. Ces enfants-là, qui deviennent pères à leur tour, veulent créer un véritable lien, une relationnalité (relation en conscience) « papa – enfant » qui puisse perdurer toute leur vie.
Certes, mais en quoi ces rencontrent peuvent-elles y contribuer ?
C’est là que le bât blesse ! L’’éducation virile imposée aux garçons dans nos sociétés les rendent bien désoeuvrés pour développer cette nouvelle dimension relationnelle qu’ils souhaitent créer avec leurs descendants. Comment la construire sans faire l’économie de s’investir déjà soi-même dans la connaissance de ses propres valeurs, de ses émotions et ressentis ? A commencer par l’apprentissage de son processus émotionnel (reconnaître, identifier et surtout exprimer ses émotions). Ce handicap réel fait que ces hommes partagent peu leurs craintes, soucis, appréhensions, joies ni avec leur partenaire (par souci de les charger plus alors qu’elles font déjà tout le « travail ») et encore moins avec d’autres personnes (amis, famille, collègues, etc.). Cette tension intérieure se transforme en réelle pression : « Est-ce que ce que je ressens (mes humeurs, mes peurs, mes émotions) est normal ? » En quelques secondes, après les premiers échanges dans le groupe, cette pression s’évapore littéralement dans la pièce ! « Oui, les autres futurs papas autour de moi vivent la même chose ! Ouf. »
Plus que cela, ces rencontres constituent un espace d’accueil pour les hommes qui souhaitent s’aventurer dans un territoire nouveau pour eux : le care. Le soin, l’attention aux autres (le bébé à naître, la partenaire enceinte) et à soi-même. Comme les activités de soins sont attribuées depuis le Néolithique (au moins) aux femmes, le monde de la santé sexuelle et reproductive est estampillé comme naturellement « féminin ». Les injonctions intériorisées par les hommes sont donc : « Je ne suis pas capable de m’occuper aussi bien de mon bébé que sa mère, je ne suis pas capable de m’en occuper tout seul ». Or, il s’avère qu’il y a environ 25’000 papas solos en Suisse qui chaque jour et chaque nuit s’occupent de leurs enfants… seuls !
Cet espace permet ainsi aux hommes qui souhaitent s’investir dans leur responsabilité de parent de mieux se préparer à l’arrivée du tsunami que représente l’arrivée d’un enfant dans un couple:
Tsunami émotionnel : on ne devient pas papa quand l’enfant sort du ventre de la mère. On le devient dès que l’intention de devenir père a été posée, tout au long de la grossesse… et de sa vie ! Seuls avec leurs ressentis, les hommes peuvent durant cette période périnatale angoisser, surprotéger, sur-contrôler voire fuir dans le travail ou dans les loisirs. Alors que ces changements sont naturels et normaux ! Les futurs pères se transforment physiologiquement (modifications hormonales et neuronales) pour être plus aptes à remplir leur fonction de père. Ils entrent en parternité…
Tsunami relationnel : le couple conjugal établi dans un fonctionnement va voir apparaître un nouveau couple, parental lui, qui devra se faire sa place mais aussi laisser encore de la place au couple initial quand la famille naîtra… De la dyade à la triade ! Cet enfant va-t-il tout accaparer ? Vais-je perdre mon amante ? Va-t-elle encore m’aimer ? Comment l’aider à gérer ses moments de déprime, de colères ? Et moi, où suis-je dans notre relation ? Ces couples doivent être conscients du processus en cours pour créer la nouvelle « équipe familiale » ensemble et pas chacun de son côté. Ils ont comme défi de construire une relation de confiance réciproque forte comme base de leurs co-parentalités respectives.
Tsunami organisationnel : comment concilier mon travail rémunéré, celui de ma partenaire et l’arrivée de l’enfant ? Sans congé paternité, comment être présent à l’accouchement et les premiers jours pour accueillir convenablement notre enfant ? Comment répartir dans le couple les activités rémunérées (salaires) et non rémunérées dans le temps (après le congé maternité) ?
Le mode de vie familial dépend de la situation socio-économique de chaque couple en partie mais pas seulement. Ce mode de vie peut aussi se construire rationnellement autour d’un engagement co-parental égalitaire, adapté à la réalité de chaque famille. L’épanouissement individuel de chacun des partenaires, tout au long des cycles de vie de la famille, est indispensable à l’équilibre familial. Le couple doit penser à interroger régulièrement son mode de vie qui n’est pas inscrit dans le marbre.
Avec quoi ces hommes repartent-ils après ces rencontres ?
Clairement, avec un sentiment de soulagement de voir qu’ils ne sont pas seuls à vivre cette expérience parfois déstabilisante de la paternité. Avec des connaissances nouvelles autour de leurs changements physiologiques, des interactions systémiques familiales en devenir, des trucs et astuces en lien avec le quotidien de parent. Avec une prise de conscience de l’impact que les stéréotypes de genres (attentes sur le sexe de l’enfant, répartition des tâches domestiques vs charge mentale, etc.) peuvent avoir sur leurs pensées, attitudes et comportements. Souvent avec les numéros de téléphones des autres participants du groupe…
Et toi ?
Avec le sentiment d’être un privilégié et pour cela une grande reconnaissance à la vie ! Ces espaces « en présence » qui permettent un entre soi qui relie des personnes autour d’expériences de vie communes et similaires sont si riches ! En parlant en « je », s’instaure naturellement et spontanément des échanges authentiques, simples, intimes. La parole devient relation. Les cœurs s’ouvrent et beaucoup de participants relèvent la fierté d’avoir réussi à utiliser, à inaugurer un nouveau vocabulaire qui parle de leur sphère intérieure et de leurs ressentis d’être humain. Je suis régulièrement ému et touché par la générosité teintée de pudeur et de douceur qui émane de chaque participant. Je suis impressionné par la subtilité avec laquelle les soucis exprimés par un futur père sont échangés et par la manière dont les expériences similaires vécues sont partagées entre eux, comme autant de cadeaux déposés au cœur du groupe.
Gilles Crettenand est responsable du programme MenCare en Suisse romande. Il développe un plan d'action en lien avec la stratégie MenCare Suisse avec les partenaires et personnes intéressés et concernés par la thématique.